Contre-article pour se battre. Pour la littérature à prendre au mot.
(from theletter@criticalsecret.org)
Ceci est
un contre article certes sans objet de publication et visant néanmoins à édifier
un ou deux professionnels de l'information, dans l'espoir qu'ils convoquent
quelque réparation. Mais si d'aventure cet engagement se trouvait publié, ce
ne serait pas davantage un problème pour moi, même s'il ne se présente pas comme
un modèle d'écriture - loin de là.
Cher monsieur le Rédacteur en chef,
Je voudrais écrire sous la révolte mais sur le livre de Jean-Pierre Théolier
publié dernièrement chez Calmann-Lévy, RÉSIDENCE, dont nous avons
eu l'honneur de produire en ligne dans www.criticalsecret.com quelques fragments
sous une autre signature, Daljazir ou Daljazaïr, avant même que
le livre existât, documents transmis avec son accord par son frère il y a trois
ans, et à une époque où peut-être il n'imaginait plus que ce livre de ses actes
prométhéens pût jamais prendre matière propre, eu égard à l'humilité d'une spiritualité
altière où soudain il venait de s'inscrire en protocole : qu'on en juge d'après
cette postface,
aujourd'hui relative sans nécessité d'être prescrite (et d'ailleurs je l'ignore)...
C'est à tant d'autres choses inutiles ou ineptes écrites récemment, sur les
six cent pages fabuleuses de Jean-Pierre Théolier, qu'il fallait répondre après
quelque silence, pour venir en dire autrement.
Parlons de littérature : avec Mehdi Belhaj Kacem et Frédéric Pontonnier-Meny
(on le saura plus tard), écrivains certains plus que tout autre, et encore méconnus
malgré la notoriété de l'un d'entre eux, on tient l'opacité absolument nécessaire
; il en va de même pour Jean-Pierre Théolier. Et merci, si la gloire commence
toujours par un malentendu (Paul Valéry).
Je m'explique : concernant Belhaj Kacem, seuls ses écrits philos transmettront
le sentiment d'identification disciplinaire rassurant sur le sens critique de
son travail, tandis que ses ouvrages littéraires demeureront longtemps obscurs,
pour l'essentiel de leur exploration hors du champ traditionnel des critères...
a fortiori il malmène les critères puisqu'il se bat contre ou en confirme la
disparition, ce qui rend le flux du texte plus secret et prospectif face à ceux
qui, sans l'avoir traversé, en ont déjà établi le jugement, depuis le seul lieu
qu'ils connaissent.
Par exemple, "Enquête sur la phénoménologie du vampire" (dans "L'esthétique
du chaos" chez Tristram - manuscrit intégral du fragment dans criticalsecret.com
n°1, thème "actualité du vampire") n'est pas l'épreuve d'un ouvrage philosophique,
mais la réalisation d'un vampire textuel à l'acte réel de l'écriture. Et pourtant...
La vampirisation du discours d'un philosophe de la trace (dite "fantôme"), Margel,
par la voix de l'écrivain qui le relate, Mehdi, venge ainsi le poète visionnaire
Hölderlin, rendu fou par le poète raté en grand philosophe que fut Hegel (hypothèse
dans "L'intercept" - autre texte dans le même ouvrage de MBK), lequel avait
décrété contre son grand ami que la philosophie arraisonnerait la totalité de
la pensée ; or devait se conclure ainsi l'importance symbolique de la poésie...
on voit bien aujourd'hui comme Hegel sur ce point a pu se tromper. Ainsi va
le pouvoir qu'il aveugle. Matière à roman hybride, puisque vampiriser la philosophie
suppose de s'approprier son sang, d'en faire le sien... Ce qu'on en dit autrement
pourrait bien relever d'un autre livre. Si je l'explique, c'est pour mieux donner
à ressentir ce que je voudrais exprimer à propos de l'ouvrage « Résidence »,
sur la question des matériaux qui le composent pour réaliser textuellement le
mode de vie qui l'inscrit - et qu'il prescrit (entendre "en le consacrant pour
l'achever")...
Pontonnier-Mény, quant à lui, est d'autant plus opaque qu'il s'est rendu transparent
en communiquant à tous les vents d'email la plupart de ses textes imprécatoires,
tout le monde croyant les connaître sans les avoir jamais lus (mais il ne manquera
pas d'être révélé à son tour) alors qu'il s'agit pour le tout d'une oeuvre remarquable
elle aussi, dans sa nature et son écriture...
Tels ces auteurs que nous avons publiés en toute cérémonie et à coup certain
en dépit de leurs différences extrêmes, dans criticalsecret, quand d'autres
s'en désintéressaient encore ou soudain, mais jamais pour toujours, ainsi, Jean-Pierre
Théolier dans son domaine respectif est unique, comme rares le sont les écrivains
d'aujourd'hui... si tant est qu'on leur concède encore quelque importance symbolique
aux yeux de la communauté et quant à ce dernier, voici pourquoi :
C'est justement dans la dissolution du temps et de la mémoire que « Résidence
» prend forme face à l'utopie d'Augustin, non plus la cité de Dieu mais la cité
des hommes désertés par Dieu, en un temps au-delà de la modernité technique
achevée, où certains hommes se livrent à l'expérience prométhéenne de leurs
insensés et impensés possibles, comme épreuve de vérité ultime.
Signe des temps actuels - que l'ouvrage de Théolier par conséquent anticipe
d'une dizaine d'années voir plus, si l'on se reporte aux années où il a écrit.
Vision des mondes réels arrachés à l'imagination contre la déception sociale
: ces écrivains tels des chamans selon leurs diverses sensibilités, mais toujours
sans tradition sauf d'emprunt (peu importe donc qu'il put s'agir des pires),
les inscrivent dans un livre qui en fait l'inventaire, un « livre des morts
» par lequel ils s'initient par l'oeuvre, ritualisant en solitaire leur vie
la plus folle, faute d'avoir été initiés sous la protection de la société à
laquelle, en retour, ils proposent leur parcours de destruction, plus que comme
opposition comme vengeance, défiant la solidarité de l'espèce, comme punition,
mais en même temps comme connaissance.
Puis le livre achevé il s'agit aussi de l'hubris. Tout ce qu'il conviendrait
d'éviter pour que l'ordre de la vie et de l'Histoire de soi dans un environnement
qui ayant réalisé l'utopie en ressort désertifié par la faculté de culture,
pour que l'autonomie généreuse de la transmission renaisse. Il est une oeuvre
de James Elroy sur sa mère et lui-même, "My dark place" qui relève aussi de
la catharsis (et d'abord pour l'auteur lui-même qui s'en édifie et le transmet
à l'environnement des lecteurs, tel un public citoyen du monde) d'autres que
nous évoquent l'auto-psychanalyse, personnellement je trouve cette interprétation
réductrice.
Une bible impie mais mystique, en quelque sorte. En interpréter les récits et
les poèmes, les constructions et les éclats explosés non seulement par la drogue
et ses conséquences sur l'autre et sur l'environnement - et son déplacement
- ou par le surcroît de précarité infligé à la vie elle-même, dans la quête
sans limite de son aventure à tous les antipodes matériels physiques et intellectuels,
mais de plus par la convocation de tous les genres0 littéraires ou poétiques,
ou même philosophiques pour en rendre compte, suppose de les lire avec incertitude
(c'est-à-dire de façon aléatoire), sans présumer qu'ils ne puissent être autrement
lus, relus ou entendus.
Qui a dit baroque ? Ce livre est l'idée même de la séduction, abstraite et infinie,
fatale dans sa diversité sans limite, inépuisable - entendre qu'on n'épuise
pas un tel texte multiple, diffracté, en le lisant du début à la fin - la séduction
ne se consomme pas, elle s'engage : celle qui agit tous les visages devant celui
qui la convoque et pour s'en saisir, c'est le mal lui-même dans l'assaut des
points de fuite... Loin d'un style référent, c'est l'image-reflet infiniment
déconstruite de Narcisse, non plus le reflet qui le concentre sur une seule
image de lui-même. C'est l'éclatement de Narcisse à l'instant même de sa mort
par excès de lui-même.
La mort de Narcisse est le contraire du baroque qui tisse le paysage de l'illusion
(alors que celle-ci se détruit ici). Faute d'objet historique d'être une réalité
continue, cohérente, le baroque qui produit la mise en perspective du projet
comme infinie merveille hors de soi, ne peut se donner lieu. Dire que ce livre
est baroque révèle l'incompréhension générale du contenu, puisqu'il s'agit du
processus contraire : l'exploration de l'état d'un monde quand tout point de
fuite a disparu.
Loin des codifications représentatives, nous sommes face à la dissolution du
style par un rituel du chaos comme création d'ordre, mais sans disparition de
la certitude du ton et de la voix, bien au contraire puissants, dans la plasticité
des genres instrumentés, détournés, mélangés, confrontés, tous traités dans
l'indifférence de leur proche, mais le sachant et bien installés par l'écriture
; une écriture radicale violente, agressive, offensive contre l'autre.
Ce n'est pas une langue donnant naissance, comme chez Guyotat, c'est une architecture
réalisant Babel textuellement, par accumulation des ressources structurelles
du texte, un rêve Borgèsien réalisé par la vie quand elle tue sa propre culture
et qui s'infiltre en désordre - comme un torrent modelé par les rochers qui
le heurtent.
Qu'il arriva à de tels manuscrits de se retrouver déposés dans un coffre à la
banque, sous une pareille stratégie de l'écriture, n'est pas surprenant. C'est
la substance même de la vie qui désigne sa trace métamorphosée comme le diamant,
pur carbone qui se dissout en fumée si on le brûle, dans le sentiment d'urgence
que procure la conscience inouie de l'éphémère matière du corps lui-même, l'homme
- reviendra-t'il jamais de tels voyages ? -.
Car autrement veut-on le corps propre de la création : non seulement pour le
savoir, mais pour le transmettre. Un parcours héroïque toujours moderne, le
héros moderne étant celui qui revient de ses épreuves pour pouvoir le dire,
dire en plein coeur de la cité "j'en suis revenu c'est donc possible"... le
contraire du kamikaze, par conséquent. Ainsi revient l'écrivain héroïque, trans-héroïque
pourrait-on dire, comme une prédiction de la culture après l'effondrement de
Babel - les républiques puis les démocraties symboliques, comme une promesse
à laquelle les rockers visionnaires ont été soustraits par la fascination qu'il
exerçaient sur les foules (Hendrix, Joplin, Morisson). Ici celui qui veut se
donner en idole affronte un lecteur loin de la masse et ça change tout : on
revient de ses intensités sacrificielles et meurtrières - parfois.
Joëlle de la Casinière qui publia, il y a plusieur décennies, "Absolument nécessaire"
chez Minuit, carnets du voyage, habités, tiendrait elle-même tous ses manuscrits
à la banque, ne désirant en recevoir qu'une
gloire posthume...
Le livre de Jean-Pierre Théolier n'est pas un livre à lire mais à visiter, Babel
il faut y revenir souvent avant d'en voir le détail ruiné, littéraire, poétique,
philosophique, non savoir mais substance ; imaginer ses références tues, oubliées,
pour reporter l'ouvrage à côté de celles qu'on imagine pouvoir lui attribuer
- mais à l'écart desquelles il paraît pourtant se tenir réservé (que je ne nommerai
donc pas pour la part de celles que j'y vois) - plus humble qu'il n'y paraît
donc, mais portant une nouvelle pierre à l'édifice des littérateurs voyants.
Sans maître proche, il n'est pas possible de s'initier loin du mal, peut-être
? Et si l'on en revient, on ne peut en émerger que devenu sage d'avoir exagéré
le risque, le sachant non reproductible à vivre ; justement voyant.
La blague sado-maso-pédo-zoo-porno traverserait-elle au contraire tragiquement
ces pages, elles la prescrivent pour la vie comme tout ce qui fonde misère et
dislocation : au delà de tels excès on en meurt - la société citoyenne meurt
: et d'ailleurs qui ne saurait qu'elle meurt ? Or ce n'est pas le rétablissement
de l'ordre qui est appelé ici mais celui de la seule distinction du désordre
pour ordre de l'esprit (au sens de la réflexion, de la conscience, de la pensée
de la vie)... C'est fini (disons aussi de façon plus triviale et plus insignifiante,
accessoire par principe de la critique traditionnelle - déjà démodé). Est-ce
pour cela que les
critiques branchés passent à côté sans le voir ? Quelque chose probablement
y prescrit l'univers de la tendance, du mode de vie obsessionnel par répétition
fétichiste en place de mode dans les mégalopoles d'aujourd'hui, désespérées
de ne plus être des capitales (car elles y sont vivantes, les objets eux-mêmes
sont des fragments vivants non animés mais animistes, dans ce livre) ? Savoir
la fin : gênerait-il de la regarder comme s'agissant de la nouvelle boîte de
Pandore ?
Ce n'est donc pas le critique ni l'auteur qu'il faut convoquer pour commenter
ce livre mais au contraire le lecteur (mon cas). Personne ne pourra s'épargner
de l'aventure de s'y plonger pour l'entrevoir, s'immerger plus souvent que parfois
dans 600 pages tels des fragments, pour en ressentir le sens progressif, amalgamé
au fil du temps, qui appelle celui épars du lecteur - où totalement l'ignorer.
Comprendre qu'un tel livre doive être visité ne peut relever du jugement ni
de l'évaluation, mais de la survie citoyenne, de la nécessité de poursuivre
de lire au-delà de toute culture, et de l'interprétation, diverse et aléatoire,
en laquelle se fondent pourtant d'improbables- mais certains - lendemains...
Alors pourquoi, dans les chroniques de votre magazine, décourager le lecteur
déjà terrorisé à l'idée de la profusion des pages, quand il faut ruser avec
leur nombre pour commencer au hasard, par fascination, Et quand bien même vous
ne pourriez le lire entièrement vous pourriez vous approcher de la bouche du
volcan. Le découvrir peu à peu par curiosité, par plaisir sans compter les fragments
dont la brève longueur et le rythme ne pourraient grever votre temps, en prenant
son temps fragmenté ? Quand demain l'autonomie du lecteur face au livre, ce
miroir, sera peut-être l'ultime liberté d'une conscience de ressentir et d'éprouver
le monde indirectement mais par soi-même, parmi l'environnement du livre qui
distancie le nôtre ? Sauf changement imprévu.
Noir en effet, Babel est belle mais noire - après sa chute rien n'est fini,
tout renaît. Il faut apprendre à tourner la page plutôt que jeter les livres
au bûcher. Voir Babel en métamorphose ne brûle pas les yeux mais les ouvre ;
le reste suit sans explication.
Sachez que je vous souhaite une bonne année 2004,
Aliette Guibert
Directrice des publications de
http://www.criticalsecret.com
theletter@criticalsecret.org est mensuelle sauf événement annoncé (ce qui la rend plus fréquente), ou accident (ce qui interrompt son cours ne serait-ce qu'un moment
RESIDENCE
- Jean-Pierre Théolier - Calmann-Lévy ( 20 euros) / Où
se procurer ce livre ?
> Note de Serge Balasky >> En 2001, des fragments de RÉSIDENCE,
de même qu'un texte de circonstance
en guise d'essai sur la branchitude ( mdr :"hype") par Efpé
étaient également consultables sur http://enlignes.free.fr
espace d'édition en ligne de Eric Landan.